L'Amazone constitue
aujourd'hui sur notre planète l'ultime réservoir refuge
de la nature intégrale.
Quel type d'art,
quel système de langage peut susciter une telle ambiance
exceptionnelle à tous points de vue, exorbitante par rapport
au sens commun ? Un naturalisme de type essentialiste
et fondamental, qui s'oppose au réalisme et à la continuité
de la tradition réaliste, de l'esprit réaliste au delà
de la succession de ses styles et de ses formes. L'esprit
du réalisme dans toute l'histoire de l'art n'est pas l'esprit
du pur constat, le témoignage de la disponibilité affective.
L'esprit du réalisme est la métaphore, le réalisme est
la métaphore du pouvoir, pouvoir religieux, pouvoir d'argent
à l'époque de la Renaissance, pouvoir politique par la
suite, réalisme bourgeois, réalisme socialiste, pouvoir
de la société de consommation avec le pop-art.
Le naturalisme
n'est pas métaphorique. Il ne traduit aucune volonté de
puissance mais bien un autre état de la sensibilité, une
ouverture majeure de la conscience. La tendance à l'objectivité
du constat traduit une discipline de la perception, une
pleine disponibilité au message direct et spontané des
données immédiates de la conscience. Du journalisme, mais
transféré dans le domaine de la sensibilité pure, l'information
sensible sur la nature. Pratiquer cette disponibilité
par rapport au donné naturel, c'est admettre la modestie
de la perception humaine et ses propres limites, par rapport
à un tout qui est une fin en soi. Cette discipline dans
la conscience de ses propres limites est la qualité première
du bon reporter : c'est ainsi qu'il peut transmettre ce
qu'il voit en dénaturant le moins possible les faits.
Le naturalisme
ainsi conçu implique non seulement la plus grande discipline
de la perception, mais aussi la plus grande ouverture
humaine. En fin de compte la nature est, et elle nous
dépasse dans la perception de sa propre durée. Mais dans
l'espace-temps de la vie d'un homme, la nature est la
mesure de sa conscience et de sa sensibilité.
Le naturalisme
intégral est allergique à toute sorte de pouvoir ou de
métaphore du pouvoir. Le seul pouvoir qu'il reconnaît
n'est pas celui, purificateur et cathartique de l'imagination
au service de la sensibilité.
Ce naturalisme
est d'ordre individuel, l'option naturaliste opposée à
l'option réaliste est le fruit d'un choix qui engage la
totalité de la conscience individuelle. Cette option n'est
pas seulement critique, elle ne se limite pas à exprimer
la crainte de l'homme devant le danger que fait courir
à la nature l'excès de civilisation industrielle à la
conscience planétaire. Nous vivons à une époque de double
bilan. A la fin du siècle s'ajoute la fin du millénaire,
avec tous les transferts de tabous et de paranoïa collective
que cette récurrence temporelle implique, à commencer
par le transfert de la peur de l'an 1000 sur la peur de
l'an 2000, l'atome à la place de la peste.
Nous vivons
ainsi une époque de bilan. Bilan de notre passé ouvert
sur notre futur. Notre premier Millénaire doit annoncer
le Second. Notre civilisation judéo-chrétienne doit préparer
sa Seconde Renaissance. Le retour à l'idéalisme en plein
XXe siècle super-matérialiste, le regain d'intérêt pour
l'histoire des religions et la tradition de l'occultisme,
la recherche de plus en plus pressante de nouvelles iconographies
symbolistes, tous ces symptômes sont la conséquence d'un
processus de dématérialisation de l'objet initié en 1966
et qui est le phénomène majeur de l'histoire de l'art
contemporain en Occident.
Après des siècles
de " tyrannie de l'objet " et sa culminance dans l'apothéose
de l'aventure de l'objet comme langage synthétique de
la société de consommation, l'art doute de sa justification
matérielle. Il se dématérialise. Il se conceptualise.
Les démarches conceptuelles de l'art contemporain n'ont
de sens que si elles sont examinées à travers cette optique
autocritique. L'art s'est lui même mis en position critique.
Il s'interroge sur son immanence, sa nécessité, sa fonction.
Le naturalisme
intégral est une réponse. Et justement par sa vertu d'intégrisme,
c'est-à-dire de généralisation et d'extrémisme de la structure
de la perception, soit de planétarisation de la conscience,
il se présente aujourd'hui comme une option ouverte, un
fil directeur dans le chaos de l'art actuel. Autocritique,
dématérialisation, tentation idéaliste, parcours souterrains
symbolistes et occultistes : cette apparente confusion
s'ordonnera peut-être un jour à partir de la notion de
naturalisme, expression de la conscience planétaire.
Cette restructuration
perceptive correspond à une véritable mutation et la dématérialisation
de l'objet d'art, son interprétation idéaliste, le retour
au sens caché des choses et à leur "symbologie",
constituent un ensemble de phénomènes qui s'inscrivent
comme un préambule opérationnel à notre Seconde Renaissance,
l'étape nécessaire à la mutation anthropologique finale.
Nous vivons
aujourd'hui deux sens de la nature. Celui ancestral du
donné planétaire. Celui moderne de l'acquis industriel
urbain. On peut opter pour l'un ou pour l'autre, nier
l'un au profit de l'autre, l'important c'est que ces deux
sens de la nature soient vécus et assumés dans l'intégrité
de leur structure ontologique, dans la perspective d'une
universalisation de la conscience perceptive. Le Moi embrassant
le Monde et ne faisant qu'un avec lui, dans l'accord et
l'harmonie de l'émotion assumée comme l'ultime réalité
du langage humain.
Le naturalisme
comme discipline de la pensée et de la conscience perceptive
est un programme ambitieux et exigeant, qui dépasse de
loin les perspectives écologiques actuellement balbutiantes.
Il s'agit de lutter beaucoup plus contre la pollution
subjective que contre la pollution objective, la pollution
des sens et du cerveau, beaucoup plus que celle de l'air
ou de l'eau.
Un contexte
aussi exceptionnel que l'Amazone suscite l'idée d'un retour
à la nature originelle. La nature originelle doit être
exaltée comme une hygiène de la perception et un oxygène
mental : un naturalisme intégral, gigantesque catalyseur
et accélérateur de nos facultés de sentir, de penser et
d'agir.
Pierre Restany
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