Mon
premier show de Julie Fortin
Ce texte a paru dans le recueil
"Des nouvelles de Limoilou" dans le cadre du concours " des
auteurs recherchés 2006 ", aux Éditions Botakap
Je suis tellement énervée ! Imagine,
c'est mon premier show, dans un vrai bar !
J'ai des papillons dans l'estomac, les jambes molles. Mon
cœur bat si fort, que j'ai l'impression que tout Limoilou
l'entend se débattre. Mes doigts, qui théoriquement devront
bientôt se placer de manière précise sur ma guitare, sont
à mille lieux de toute discipline et tremblent de façon désordonnée.
Je suis à un cheveu de perdre le contrôle.
Pourtant
je connais mes tounes par cœur, puisque je les ai moi-même
composées. N'empêche, j'ai un trac fou. Il parait que c'est
normal. Mais c'est assez déstabilisant.
Là,
à quelques minutes de début du show, je me demande ce que
je suis venue faire ici et j'ai soudain envie de me sauver
par la porte de derrière. Une chance, la présence et la bonne
humeur de mes amis du CEGEP me donnent l'énergie qui me permet
de tenir le coup. Je ne veux pas les décevoir.
De
toute façon, pour moi la vie sans musique ne vaudrait pas
la peine d'être vécue. Une journée sans guitare et je suis
en manque. C'est un besoin vital et actuellement ma raison
de vivre. Mais voyons, je ne suis pas là pour philosopher
mais plutôt pour "casser la baraque" comme dit monsieur Jinchereau
: le propriétaire du bar Le Bal du Lézard.
Pour
l'engagement…? Ce ne fût pas très compliqué. Un soir, je suis
arrêtée prendre une bière avec des amis. L'endroit m'a tout
de suite allumée: petit, chaleureux , sympathique. Je remarque
la scène minuscule tout au fond, à gauche. Ce serait ma chance
de jouer ici pour commencer ! J'en glisse un mot à la serveuse.
Elle me suggère de rencontrer le grand patron : l'homme aux
cheveux gris derrière le bar. Je termine ma bière d'une seule
gorgée dans l'espoir d'avoir un peu d'aplomb et je viens offrir
mes services à M. Jinchereau.
Sa façon de me répondre
me laisse entendre qu'il me prend pour une prostituée : "C'é
pas q'tu sois pas mignonne ma p'tite, mais moi vois-tu, j'suis
fidèle à la même depuis plus de vingt ans et cé pas d'main
la veille que j'va commencer à lui jouer dans l'dos."
À mon éclat de rire , il réalise
sa méprise et s'excuse. Après quelques discussions, il me
propose de jouer jeudi prochain et m'offre comme cachet :
trois consommations gratuites plus le total des recettes à
l'entrée: deux dollars par personne. " Plus y'aura d'monde,
plus tu f'ras la passe ma p'tite" enchaîne-t-il , en me faisant
un clin d'œil. Je jubile!
Tu parles si je suis prête! Heureusement
je suis arrivée tôt. J'ai pris mon temps pour tout brancher,
tout vérifier, faire mes tests de son, établir mon plan de
show : commencer avec ma pièce la plus rythmée pour donner
le ton ou plutôt y aller progressivement ? J'y réfléchis...
Je me suis même payée le luxe de cordes neuves. J'ai choisi
des Savarez pour ma guitare sèche. Elles sont un peu plus
dispendieuses, mais projettent davantage que d'autres marques
bas de gamme. Pour ma guitare électrique, j'ai opté pour les
Dadario qui offrent un bonne tension. J'ai amplement le temps
de les battre avant le début du show.
Je n'aimerais pas commencer à jouer en retard, ce qui me mettrait
à finir trop tard. On ne sait jamais, je peux aussi bien avoir
un rappel. Puis, le temps de tout démonter en sirotant mes
trois bières, de laisser retomber l'adrénaline en fumant un
p'tit joint avec mes amis, je ne serai jamais couchée avant
trois ou quatre heures du matin. Et demain, juste pour mal
faire, j'ai deux examens. Pas question de les couler.
Les gens commencent à arriver.
Une clientèle hétéroclite parmi laquelle on reconnaît les
habitués, appuyés au bar et généralement plus âgés . Les nouveaux,
venus juste pour le show et qui tentent de se trouver une
place près de la scène. Puis mes amis, de plus en plus bruyants,
qui occupent déjà les meilleures places. Pourvu qu'ils ne
se fassent pas sortir. C'est l'heure. Je fais un signe au
technicien du son qui interrompt la musique disco et dirige
le petit spot sur moi.
Dès les premières mesures, les
rumeurs de la salle s'estompent. Ma mélodie prend toute la
place et la magie s'installe… Je ferme les yeux. Au rythme
de mes accords, je plane. Soudain, au beau milieu de ma première
toune, je sens que quelque chose ne va plus. Une lumière
vive me force à ouvrir les yeux. C'est bizarre un bar le soir
sous les lumières crues des néons. Tous les visages sont tournés
vers la porte. Des gens qui ne sont pas du tout dans le party
bloquent les sorties et crient : " Descente! Police !"
Hostie! Je n'ai pas dix-huit
ans et ma gang non plus.
En moins d'une heure, nous nous
retrouvons tous au poste pour un contrôle d'identité. Dire
que, pour avoir l'âge réglementaire, j'ai emprunté avec la
plus complète insouciance, la carte d'identité de ma sœur
aînée…Çà passait avec M. Jinchereau, mais pas avec les autorités
policières…!
J'ai vieilli de deux ans maintenant.
Et avec succès, j'ai refait Le
Bal du Lézard. Pourtant à chaque fois, au milieu de la première
toune, j'ai toujours un petit pincement au cœur et
un bref coup d'œil vers la porte d'entrée…
Alors seulement, je peux fermer
les yeux. Et laisser la magie s'installer à nouveau…
Julie Fortin